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L’intervention des autorités locales dans la gestion des conflits entre éleveurs et agriculteurs : le cas de Bodo
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L’intervention des autorités locales dans la gestion des conflits entre éleveurs et agriculteurs : le cas de Bodo

Lors de ma descente dans le département du Kouh-Est, Bodo, situé dans le sud du Tchad, mes interlocuteurs m’ont fait comprendre que la communauté locale est confrontée à des vols de bétail, des conflits entre agriculteurs et éleveurs, ainsi qu’à des tensions intercommunautaires. Ces phénomènes entraînent souvent des pertes humaines et perturbent profondément leur dynamique sociale. Face à cette situation complexe, je me suis attaché à déterminer le niveau de cohabitation entre les habitants.

Anecdote sur la mort d’Apollinaire

Lors de notre visite dans la localité de Beyama, située à 4 km de Bodo, Monsieur Dingamadji, vêtu d’un boubou blanc et arborant une barbe teintée de marron, m’a raconté l’histoire de son frère Apollinaire. Assis sur une natte sous un grand arbre Nimier, juste devant sa concession, il a partagé ce récit tragique.

Tout s’est déroulé en 2022. Apollinaire a été victime d’un vol de bétail : cinq de ses bœufs avaient été enlevés. Un matin, alors qu’il s’apprêtait à emmener son troupeau au pâturage, il a constaté avec stupeur que plusieurs bœufs manquaient à l’appel. Désemparé, il a appelé ses voisins à l’aide pour partir à la recherche des voleurs. « Les voisins se sont engagés à l’aider », raconte Dingamadji d’un ton sec. Chacun s’est dispersé pour quadriller la zone. « Apollinaire est parti seul de son côté, tandis que nous cherchions ailleurs », ajoute-t-il.

Au cours de leurs recherches, ils sont arrivés entre les villages de Mougou, Beyama et Beriye. En traversant le village de Bekein Bokyie, ils ont aperçu une foule rassemblée au loin. Ignorant ce qui se passait, ils se sont précipités pour comprendre. En arrivant sur les lieux, Dingamadji a découvert le corps de son frère allongé par terre, baignant dans son sang, ainsi qu’un autre corps inconnu à ses côtés. Dingamadji se souvient avoir été à la fois perdu et furieux en voyant son frère dans cet état. Il marque une pause, son visage pâlit, et il pousse un long soupir avant de reprendre son récit.

Malgré sa détresse, il continue d’une voix brisée. Il explique qu’ils ont tenté de comprendre ce qui s’était passé. Un jeune homme, témoin de la scène, leur a raconté que l’inconnu était un bouvier. Lorsqu’Apollinaire l’avait interrogé pour savoir s’il n’avait pas vu des hommes passer avec les cinq bœufs volés, le bouvier avait pris cela pour une provocation. Il avait alors dégainé son épée et s’était jeté sur Apollinaire. Ce dernier, pour se défendre, avait sorti son couteau. Malheureusement, dans cette confrontation, les deux hommes se sont mutuellement porté des coups mortels et ont succombé sur le champ. Dingamadji marque une nouvelle pause, visiblement ému, puis soupire. Il ajoute qu’il ne croit pas que cet homme était vraiment un bouvier, car ils n’ont trouvé aucun bœuf aux alentours, seulement des traces de sabots. Le préfet, alerté, s’est rendu sur place avec les forces de l’ordre et les agents de sécurité pour enquêter sur cet incident tragique.

Arrivée sur les lieux du drame

En arrivant sur les lieux où la scène s’est déroulée et en voyant les corps allongés par terre, le préfet a ordonné leur transfert à l’hôpital pour une autopsie afin de déterminer la cause exacte de leur mort. Les analyses ont confirmé que les deux personnes étaient décédées des suites de blessures infligées par des armes blanches, explique-t-il. Par la suite, les corps ont été remis aux familles des victimes.

Lorsque je me suis rendu au bureau du préfet pour comprendre les mesures prises afin de retrouver les voleurs, il m’a indiqué qu’une enquête avait été ouverte et que les forces de l’ordre étaient toujours à leur recherche. Cependant, mon entretien avec Dingamadji a révélé une réalité bien différente. Il m’a confié que les autorités ne semblaient pas vraiment impliquées dans cette affaire, malgré les nombreuses plaintes et requêtes déposées pour ouvrir une enquête. Très en colère, il a affirmé ne pas voir l’utilité des autorités dans la gestion de cette crise. « Ma fille, les forces de l’ordre et de sécurité nous exploitent. Quand nous les alertons sur de tels cas, ils nous demandent de financer leurs déplacements, tu vois ? », a-t-il dénoncé.

Il a toutefois souligné un cas récent où le préfet avait déployé tous les moyens nécessaires pour retrouver des voleurs de bétail, aboutissant à un résultat positif. Les voleurs avaient été arrêtés et emprisonnés, et le bétail avait été restitué à son propriétaire lors d’une cérémonie officielle, même diffusée à la télévision nationale. « C’était une première dans notre localité ! », a-t-il ajouté avec un sourire de soulagement. Malgré cela, Dingamadji a conclu en me disant que ces problèmes continuent de les hanter au quotidien.

Le braquage de bétail en brousse

« Nos enfants, qui conduisent les bœufs en brousse, sont parfois confrontés à des attaques de Mbororos », a expliqué Dingamadji. Un homme d’une quarantaine d’années a corroboré ses propos, ajoutant que les nomades attaquent parfois les enfants qui gardent les troupeaux pour voler le bétail. Pris de panique, ces enfants abandonnent les animaux et courent sur des kilomètres pour alerter le village. Mais, malheureusement, lorsqu’ils arrivent sur les lieux de l’attaque, le bétail a déjà disparu. « Le plus frustrant, c’est de voir les traces de sabots qui partent dans tous les sens, rendant toute poursuite impossible », a-t-il déploré. « Ce sont les gens de la brousse qui volent notre bétail », a-t-il insisté, pointant du doigt les nomades.

Une femme nommée Jessica a renchéri en appuyant les dires de Dingamadji. En langue locale, elle a déclaré : « Mbororo djé da in dejé gue madjial », ce qui signifie en français : « Les Mbororos sont de mauvaises personnes. » Dingamadji m’a laissé entendre qu’il éprouvait une profonde aversion pour les éleveurs nomades. « Si je vois un Mbororo dans ma cour, je l’accuserai immédiatement d’être un agresseur ou un voleur. C’est comme ça qu’ils opèrent : ils viennent la nuit pour tout voler et nous faire du mal », a-t-il affirmé avec amertume.

De l’autre côté, Ousmanou, un nomade croisé sur le chemin de la ferrique de Tom, m’a expliqué qu’eux aussi étaient victimes de vols et de braquages. « Les voleurs ne font pas partie de notre communauté. Ils viennent de nulle part pour semer le trouble. Pourtant, nous ne les connaissons pas. Leur mission est de voler notre bétail et d’agresser les villageois », a-t-il déclaré. Il a ajouté que les villageois les accusaient à tort, alors qu’ils n’étaient pour rien dans ces actes.

Une population terrorisée

L’histoire racontée par Dingamadji sur la mort de son frère et la mauvaise gestion des autorités locales met en lumière la récurrence des vols de bétail et des braquages dans les zones de pâturage. Cette situation plonge la population dans un état de terreur. Les habitants dorment difficilement et craignent d’envoyer leurs enfants garder le bétail en brousse. La peur et la méfiance règnent, rendant la cohabitation entre communautés de plus en plus difficile.

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